Migrations et drogues : des recommandations pour mieux prendre en compte les besoins des personnes
Pour quelle raison a-t-il été décidé de mener le projet SEMID-EU à Paris ?
Victor Detrez : À Gaïa Paris, nous nous adressons tout particulièrement aux personnes les plus précaires usagères de drogues. Dans le cadre de nos missions, depuis plus de 20 ans, nous rencontrons des populations exilées et nous tâchons de comprendre leurs besoins pour adapter nos services. Par ailleurs, nous sommes membres de Correlation, un réseau européen de professionnel·le·s de la réduction des risques. Nous avons été sollicités dans le cadre d’un projet financé par l’Union européenne pour évoquer l’accès aux soins des personnes usagères de drogues en migration ou exilées dans plusieurs villes européennes (Athènes, Amsterdam, Berlin, Paris). Au sein de ce réseau, nous sommes clairement identifiés comme étant en première ligne de ce genre de phénomène, dont il était logique que l’on participe, en tant qu’acteurs de terrain. Depuis sa fondation, Gaïa a toujours cherché à avoir un pied dans la recherche et un pied dans les réseaux de professionnels.
Par qui, auprès de qui et comment la recherche a-t-elle été menée à Paris ?
Otar Tatishvili : Vingt interviews ont été menées auprès de deux communautés, des russophones et des Géorgiens. La plupart des entretiens ont été menés ici (à la halte soins addictions) et deux ou trois entretiens ont été menés ailleurs, parce que certaines personnes souhaitent rester incognito. C’était très intéressant pour comprendre leur situation sociale, leurs trajectoires de consommation. Parce que je travaille déjà avec eux et que j’ai un bon lien avec eux, ils étaient ouverts aux questions.
Victor : L’étude avait été pensée au niveau global comme ce qu’on appelle une community based participatory research, où les membres des communautés concernées mènent les interviews. On avait identifié plusieurs personnes de communautés différentes pour analyser des problématiques spécifiques. Ici, plusieurs communautés se recoupent : des personnes parlant russe — qui constituent une communauté en soi alors même qu’elles ne viennent pas toutes du même endroit — et des personnes spécifiquement géorgiennes. Donc Otar, qui est impliqué auprès des personnes qui fréquentent nos services en tant que bénévole, qui parle leurs langues, qui les accompagne parfois pour certains rendez-vous, était un acteur majeur pour le succès de cette étude. Si j’avais moi-même posé les questions, ils seraient sûrement restés fermés. Mais parce que c’était dans leur langue, parce que c’était Otar, un visage familier qui était à la fois un professionnel et un membre de la communauté, c’était de bien meilleure qualité. On travaillé le questionnaire avec Mathieu Lovera, qui est sociologue puis avec Otar sur comment conduire les entretiens. On en a mené quelques-uns avec lui au début et ensuite Otar a été complètement autonome.
Une chose importante dans le processus de recherche, c’était de rétribuer les personnes concernées pour le temps qu’elles nous donnaient et que ça ne profite pas uniquement à la recherche ou aux journalistes. La participation d’Otar a elle aussi été rétribuée. C’est aussi pour ça que l’on a eu une aussi bonne adhésion, que les communautés concernées se sont exprimées, se sont confiées.
Otar : Mais une difficulté a été de trouver quelqu’un pour mener des entretiens en somali.
Victor : Oui à la base on avait identifié trois communautés et notamment la communauté somalie. Mais c’était beaucoup plus compliqué en termes de présence et de capacité à former des personnes car les leaders communautaires qu’on avait sélectionnés étaient dans une urgence quotidienne, liée à leurs conditions de vie. Nous avons finalement pu réaliser un peu moins d’une dizaine d’entretiens avec cette communauté grâce à un membre de celle-ci. Et on souhaitait à l’origine intégrer aussi les consommateurs de méthadone ou d’héroïne issus de la communauté pendjabie mais leurs conditions de vie rendaient difficile leur participation à l’étude : ils travaillent sur des chantiers de façon non déclarée et ne sont donc pas disponibles pendant la journée, donc nous n’avons pas pu les intégrer avec la méthodologie du SEMID.
Concrètement, pour les communautés auprès de qui l’on a fait des entretiens, il fallait aller voir quelqu’un, lui suggérer de faire un entretien, se donner rendez-vous pour le faire. Otar enregistrait toutes les interviews, donc il fallait se préparer matériellement à recevoir les personnes. Parfois les personnes ne se présentaient pas, et donc ça a décalé.
Otar : C’était un peu compliqué, car nous étions parfois prêts de notre côté mais les personnes manquaient le rendez-vous, ce qui a rallongé les délais.
Victor : À la suite de l’étude, Otar devait transmettre les enregistrements des entretiens à une université partenaire impliquée dans le projet qui a rémunéré les retranscriptions et les traductions. Ensuite ce sont des chercheurs de l’université de Gand qui ont fait toute l’analyse et enfin c’est l’association porteuse du projet, Mainline, basée aux Pays-Bas, qui a fait les publications.
Le fait qu'un rapport de l'Union européenne soit basé directement sur l'histoire des personnes qui viennent réellement dans nos structures est la manière la plus importante de valoriser leur expérience. D'une certaine manière, leur voix ne peut être ignorée.
Quels enseignements ont pu être tirés de la recherche sur la vie des usager·ère·s de drogue en migration ou exilé·e·s à Paris ?
Otar : C’est une question globale. Beaucoup de questions portaient sur tous les aspects de leur vie : leur mode de vie, leur lieu de résidence, leur cercle d’amis, leurs activités sociales, les raisons pour lesquelles ils ont commencé à consommer de la drogue, les raisons pour lesquelles ils sont venus dans l’Union européenne, etc. D’ailleurs la plupart des personnes interrogées avaient déjà commencé à consommer de la drogue avant d’émigrer. Les entretiens ont également porté sur l’accès aux services sociaux et de santé. Par exemple, la plupart des personnes interrogées ont entendu parler de la salle de consommation à moindres risques via des membres de leur communauté. Un résultat important est que leur principale difficulté est la barrière de la langue.
Après l’étude, c’était plus facile pour nous, les travailleurs sociaux et l’équipe médicale, de comprendre les besoins des personnes, et de pouvoir mieux les soutenir. Donc c’était un succès pour la plupart des bénéficiaires ici. Ils nous ont permis de mieux les comprendre et de mieux les soutenir. Après les entretiens, les personnes se sentaient bien, elles étaient heureuses de parler de leur vie, de savoir que quelqu’un était intéressé par leur histoire et cela a été comme une thérapie pour certaines d’entre elles.
J’ai également pu partager tout cela avec mes collègues. On fait tous partie d’une même équipe de travail, ils me reconnaissent comme l’un des leurs, et on a donc pu partager ouvertement tout ce que nous avons appris.
Victor : On a également constaté des différences entre les membres des communautés d’Europe de l’Est et ceux de la communauté somalie. Leurs trajectoires sont différentes, tout comme les besoins qu’ils considèrent prioritaires. La communauté russophone est un groupe assez homogène et les autres communautés sont plus diversifiées en termes d’âge, de produits utilisés, de manière dont elles sont arrivées à nos services et de ce qu’elles en attendent.
C’était intéressant de constater ces différences et ça nous aide à mieux répondre à leurs besoins. On essaye toujours de traduire en russe et en géorgien chaque fois que nous avons quelque chose à leur dire mais participer à cette étude nous a permis de le faire davantage : de les laisser parler, de valoriser leurs histoires et de travailler ensuite à une meilleure adaptation de nos services à leurs besoins.
D’un point de vue plus stratégique, pour nous, le fait qu’un rapport de l’Union européenne soit basé directement sur l’histoire des personnes qui viennent réellement dans nos structures est la manière la plus importante de valoriser leur expérience. D’une certaine manière, leur voix ne peut être ignorée.
Cette étude a également été l’occasion de comparer les villes : au début de l’étude, la France était considérée par les autres partenaires comme un modèle, notamment pour l’accueil anonyme et pour l’accès aux soins via l’AME (aide médicale d’État). On a pu leur faire part de nos difficultés dans l’expression des droits des personnes. On a également pu partager nos expériences dans la conduite de l’enquête avec l’équipe de Berlin qui s’occupe également des besoins des russophones. Otar a participé à des réunions avec eux.
Otar : Il y a une différence entre Paris et Berlin sur l’accès aux soins, qui est meilleur en France. Il est plus facile ici d’avoir accès aux médicaments et au soutien des professionnels. Mais les situations sont similaires en termes d’usage de drogue.
Victor : L’accès au logement est également plus difficile à Berlin. C’était aussi intéressant de voir que certaines personnes qui fréquentent les salles de consommation de Berlin et d’Amsterdam ont vécu auparavant à Paris, et vice versa. On comprend que leur migration est un phénomène à grande échelle.
Que faudrait-il mettre en place pour améliorer l’accompagnement des personnes migrantes usagères de drogues, autant de la part des professionnels que des pouvoirs publics ?
Victor : L’idée derrière cette étude était de parvenir à des recommandations à l’échelle globale. Des publications ont été produites pour chaque site, et il y a donc quelques recommandations pour la France : cesser de criminaliser les gens afin de les aider à répondre à leurs besoins, faciliter l’accès aux services sociaux et de santé, et arrêter de stigmatiser la consommation de drogues, afin que les gens n’aient pas à se cacher et à rester à l’écart des services. Ces recommandations font partie de notre plaidoyer depuis de nombreuses années, donc ces résultats ne sont pas une surprise pour nous. Mais maintenant nous avons une preuve scientifique pour les soutenir et demander des changements de politique.
Toutefois l’étude est biaisée : lorsqu’on a essayé d’atteindre une communauté avec laquelle on n’avait pas de liens aussi forts, on n’a pas pu mener la recherche. On a eu la chance d’avoir quelqu’un comme Otar qui était curieux, qui voulait participer, qui s’est vraiment impliqué dans la formation, dans les entretiens, dans l’enregistrement, en étant vraiment disponible pour les gens. C’est ce dont on a besoin. On n’a pas eu cet éventail d’actions envers d’autres communautés, donc on n’a pas beaucoup d’interviews et donc pas beaucoup de matériel pour mieux les comprendre.
Cela explique également le fait qu’on n’ait pas complètement changé la façon dont on accueille les russophones, parce qu’on les accueille déjà avec des professionnels qui parlent leur langue, avec toutes les informations qu’on veut leur montrer écrites dans leur langue, et on a des personnes comme Otar qui sont là pour les aider, qui les accompagnent dans les centres médicaux, qui peuvent les aider à trouver leur chemin dans la ville et à s’orienter dans l’offre de services. C’est exactement ce dont ont besoin les personnes exilées qui consomment des drogues, et le fait de pouvoir embaucher des personnes comme Otar est indispensable pour qu’on puisse répondre aux besoins de ces communautés. Aujourd’hui, on est limité par la loi dans le recrutement de personnes issues de ces communautés, car leur statut juridique ne nous permet pas de créer un contrat et de demander ensuite la citoyenneté. On ne peut pas non plus aller de l’avant avec certaines communautés qui vivent très loin des services parce qu’elles se cachent des autorités.