Six bonnes raisons de supprimer les sanctions pénales pour la simple consommation de drogues
1. Pour mettre fin à une politique qui prétend réduire la consommation de drogues mais qui a prouvé son inefficacité
En matière de drogues, la France se distingue par son dispositif pénal très répressif : non seulement elle applique des sanctions pénales pour la simple consommation de drogues — délit pourtant sans victime — mais celles-ci sont en plus disproportionnées et lourdes de conséquences. La peine prévue par l’article L3421-1 du code de la santé publique est en effet loin d’être anodine : 1 an de prison et 3750 € d’amende. Certes, depuis 2020, il peut être recouru à la procédure de l’amende forfaitaire délictuelle mais, si son montant est plus faible (200 €), la défenseure des droits a récemment établi que celle-ci posait de graves problèmes d’arbitraire et d’accès au droit alors même qu’elle entraîne une inscription au casier judiciaire. Elle a également alerté sur le fait que cette procédure « comporte le risque de développer des pratiques discriminatoires ».
Afin d’appliquer cette politique pénale, l’État déploie des moyens sécuritaires particulièrement importants, qui ne font que s’intensifier au fil des gouvernements successifs : une circulaire du ministère de la Justice prévoit ainsi « une réponse pénale systématique » aux usages et le nombre d’interpellations par les forces de l’ordre pour infraction à la législation sur les stupéfiants (ILS) a été multiplié par cinquante entre 1972 et 2014 et par trois depuis le milieu des années 1990. Ainsi, en France, un·e usager·ère de cannabis est interpellé·e en moyenne presque toutes les 4 minutes.
Cette fermeté croissante dans la répression réussit-elle, comme elle le prétend, à réduire la consommation de drogues ? Les chiffres disent l’inverse : notre pays présente une consommation supérieure à ses voisins. La France est en effet le premier pays d’Europe à consommer du cannabis : près de la moitié (44,8 %) des Français·e·s de 15 à 64 ans l’ont déjà expérimenté. Plus d’1 sur 5 (21,8 %) en ont même consommé dans les 12 derniers mois – le deuxième chiffre le plus élevé d’Europe. Et les jeunes sont tout autant concerné·e·s, si ce n’est plus : près d’un quart (23 %) des 15-16 ans ont déjà consommé du cannabis — là encore, la France est dans les pays les plus consommateurs. Cette tendance ne se limite pas au cannabis : la consommation de cocaïne connaît, elle, une progression continue en France et fait partie des plus élevées en Europe (6 % des adultes français en avaient déjà expérimenté en 2017 contre 1,8 % en 2000) et la consommation de MDMA/ecstasy et cocaïne en France est elle aussi supérieure à la moyenne européenne.
Il est temps pour la France de se rendre à l’évidence : l’argument de la répression (et cela quel que soit le degré d’intensité de cette dernière) comme outil de réduction de la consommation de drogues n’est pas valide.
2. Pour mettre fin à une politique qui met en danger la santé des personnes
En plus de son inefficacité à réduire les consommations, la répression de l’usage de drogues a des conséquences néfastes sur la santé des personnes : en rejetant les consommateurs·trices de drogues aux marges de la loi, la France entrave leur accès aux services de santé.
Concrètement, de nombreuses personnes qui rencontrent des problèmes dans leur consommation et souhaitent se faire aider par des professionnel·le·s de santé sont freinées dans leurs démarches par la peur de la sanction et la stigmatisation liées à l’interdit pénal. Pire, les personnes qui ont besoin de soin en urgence — suite à une overdose notamment — sont trop souvent réticentes à appeler les secours.
Parallèlement, les sanctions pénales sont un obstacle important au déploiement des actions de prévention et de réduction des risques des acteurs de terrain : comment s’adresser aux personnes pratiquant quelque chose censé être interdit ? Trop souvent, les associations et professionnel·le·s sont accusés d’« inciter » à la consommation et voient bloquée leur capacité à intervenir auprès des personnes qui en ont besoin. Par ailleurs l’efficacité démontrée des campagnes centrées sur l’information et la motivation au sujet de la consommation de drogues licites tels que l’alcool (campagne du Dry January) ou le tabac (campagne du Mois sans tabac) prouve l’inadéquation de recourir à la peur et à l’interdit pour réduire les risques et faire réfléchir à sa consommation ; la prévention par l’abstinence comme seule perspective n’en est pas une.
Bien loin de protéger, la pénalisation de la consommation est en réalité un frein à l’accès à la prévention, au soin et à la réduction des risques : son impact sur les parcours de soin de toute la population doit conduire à sa remise en cause au profit d’un cadre légal adapté et centré sur l’accès à la santé.
3. Pour mettre fin à des pratiques stigmatisantes
La loi pénale actuelle est source d’arbitraire : un fait largement démontré par de récentes études de terrain.
Discrimination sociale d’abord : les personnes en situation de grande précarité (gagnant moins de 300 € par mois) ont 3,3 fois plus de risque que la moyenne de faire de la prison ferme pour infractions à la législation sur les stupéfiants. Discrimination raciale aussi : les personnes racisées sont surreprésentées parmi les mis en cause pour infraction à la législation sur les stupéfiants (ILS), les interpellations et arrestations se focalisant de manière disproportionnés sur les jeunes hommes racisés. Les statistiques des personnes mises en cause appuient ces conclusions : 91 % sont des hommes, 74 % ont moins de 30 ans — des chiffres sans aucune mesure avec la population générale ou la démographie des consommateurs. Par ailleurs, le risque de détention provisoire pour simple usage de drogues est 5 fois plus élevé pour les personnes étrangères.
Le choix fait d’élargir l’amende forfaitaire délictuelle au délit de consommation de stupéfiants est en lui-même porteur d’arbitraire, comme le révèle la défenseure des droits dans sa décision récente qui souligne « le risque de développer des pratiques discriminatoires ». L’aveu du ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin le 5 avril 2023, qu’il s’agit d’« un outil de police, [qui] permet de faire les contrôles d’identité » vient confirmer que la politique pénale en matière de drogues n’a que peu à voir avec la santé et la protection des populations.
Mettre fin aux sanctions pénales pour consommation de drogues, c’est aussi mettre fin à ces pratiques discriminatoires.
4. Pour mettre fin à l’engorgement des services de police et justice et leur permettre de mieux accomplir leurs missions essentielles
L’impact délétère des sanctions pénales pour usage de drogues s’étend en outre à ceux chargés de les appliquer : les services de police et de justice.
Les infractions pour usage de stupéfiants jouent en effet un rôle majeur dans la surcharge de travail des forces de l’ordre et l’asphyxie des tribunaux : en moyenne, entre 2016 et 2020, près d’1 personne sur 5 (18 %) mise en cause par la police et la gendarmerie l’est pour infraction à la législation sur les stupéfiants (ILS). Et si, dans les discours politiques, les trafics prennent beaucoup de place, dans la réalité, les forces de l’ordre sont très majoritairement mobilisées pour du simple usage : 80 % des interpellations pour infraction à la législation sur les stupéfiants concernent l’usage simple de stupéfiants et non pas le trafic. Entre 2015 et 2018, le nombre d’infractions pour trafic a même diminué de 16,8 % alors que les constatations d’usage ont progressé de 10,6 %.
Loin d’être « laxiste », la justice elle aussi est énormément mobilisée sur le sujet : le taux de réponse pénale en matière de stupéfiants est de 98,2 % pour les infractions d’usage. Les tribunaux débordent, et cela ne va pas en s’améliorant : le nombre de condamnations a plus que doublé entre 2004 et 2018 (passant de 34 000 à 76 804).
Dépénaliser les consommations de stupéfiants permettrait ainsi de dégager du temps à la police et la justice pour d’autres missions bien plus importantes pour l’intérêt général. Ce recentrage de leur temps et de leur énergie serait également une solution efficace à la perte de confiance et la défiance de la population française vis-à-vis de ses institutions policières et judiciaires.
5. Pour mettre fin à un gaspillage des fonds publics qui pourraient être réinvestis dans des politiques de santé
Inefficace à réduire la consommation, néfaste pour la santé des personnes, chronophage pour la justice et la police, la politique pénale des usages de drogues est également extrêmement coûteuse : en 2023, ce sont 1,72 milliards d’euros qui sont prévus au budget de l’État pour la répression des consommateurs·trices de drogues.
Ce budget important est en hausse constante : en 2018, les forces de l’ordre s’étaient vues attribuer 1,08 milliard d’euros pour la lutte contre les drogues… soit une hausse de 91 % en six ans. Ce budget est aussi important que celui consacré à la sécurité routière par la police et la gendarmerie !
En comparaison, le budget santé sur la question des drogues est bien mince : toujours en 2018, les programmes liés à la prévention (même en intégrant ceux axés sur la seule affirmation de l’interdit pénal) représentent à peine plus de 330 millions d’euros, trois fois moins que le budget consacré à la répression ! Pourtant, en matière de santé, ce ne sont pas les besoins qui manquent :
Pour la prévention : la mission de prévention des centres de soins, d’accompagnement et de prévention en addictologie (CSAPA), bien qu’obligatoire depuis 2016, ne fait toujours pas l’objet d’un financement pérenne. Les consultations jeunes consommateurs (CJC) ne disposent pas des moyens suffisants pour leurs missions. Les programmes de prévention en milieu scolaire ne sont déployés que de manière partielle sur le territoire. La prévention des conduites addictives en France est chroniquement sous-financée et dispersée.
Pour la réduction des risques : les programmes de réduction des risques, qui consistent à informer les consommateurs·trices des risques liés aux usages de drogues et les encourager à protéger leur santé, ne sont que partiellement financés par l’État malgré leur efficacité reconnue à réduire les décès, les maladies et les problèmes de santé. Citons par exemple l’analyse de drogues mis en place dans plusieurs régions par des associations mais aux financements aléatoires, ou la réduction des risques en prison – qui ne fait l’objet d’aucun cadrage national.
Pour les acteurs de terrain : la crise des métiers de l’humain touche particulièrement le secteur de l’addictologie. La faible attractivité des métiers, en raison notamment de salaires insuffisants et de conditions de travail rendues difficiles par le manque de moyens, aboutit à une situation où environ un tiers des postes ne sont pas pourvus avec des conséquences concrètes dans l’accompagnement des personnes. De la même manière, les dispositifs du « premier recours » (médecins généralistes, médecine du travail, pharmaciens…) sont globalement peu formés à repérer les conduites à risque parmi leurs patient·e·s ce qui retardent les accompagnements.
Mettre fin aux sanctions pénales pour consommation de drogues revient à changer la priorité de la politique française en matière de drogues : retirer des moyens à une répression inefficace pour les consacrer à une politique de soin, de prévention et de réduction des risques susceptibles d’améliorer concrètement la santé des personnes.
6. Pour mettre la France en conformité avec les recommandations internationales en matière de drogues
De nombreuses instances internationales (ONUSIDA, Fonds mondial de lutte contre le sida, la tuberculose et le paludisme, Office des Nations unies contre les drogues et le crime, Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme, Organisation internationale de contrôle des stupéfiants) se sont accordées pour recommander la dépénalisation de l’usage de drogues. La position commune du système des Nations unies sur les drogues, adoptées par 31 agences de l’ONU, recommande en effet « la promotion des alternatives à la condamnation et à la sanction dans les cas appropriés, y compris la dépénalisation de la possession de drogue pour usage personnel ».
La dépénalisation de l’usage est par ailleurs conforme aux engagements internationaux de la France en matière de stupéfiants. L’Office international de contrôle des stupéfiants (OICS), l’organisme en charge des traités sur les stupéfiants, a ainsi rappelé que les conventions internationales sur les drogues « n’exigent pas automatiquement l’imposition d’une condamnation et d’une peine pour les infractions liées à la drogue, y compris celles qui impliquent la possession, l’achat ou la culture de drogues illicites. »
Et en dépénalisant la consommation de drogues, la France n’avancerait pas en terrain inconnu, bien au contraire : 66 juridictions dans 38 pays ont déjà retiré la simple consommation de drogues du champ pénal. C’est notamment le cas en Uruguay, Allemagne, Lituanie, Australie et Tchéquie, ainsi que dans l’État de l’Oregon aux États-Unis… Si les modèles sont très différents, deux exemples font particulièrement sens pour la question française :
Le Portugal est le plus connu : la consommation des drogues y a été dépénalisée en 2001. 20 ans après cette réforme, les niveaux de consommation au Portugal sont parmi les plus bas de l’Union européenne, y compris parmi les jeunes. Ceux-ci ont la perception que les drogues sont peu accessibles grâce à « l’approche d’information et de réduction des risques développée dans le sillage de la réforme de la politique des drogues ». Le taux de décès liés à l’usage de la drogue a également chuté — il est cinq fois plus faible que la moyenne de l’UE — et le taux de nouvelles infections au VIH a été divisé par 18. La réforme a également eu un effet immédiat de désengorgement des tribunaux et prisons, le nombre de détenu·e·s incarcéré·e·s pour ILS ayant été divisé par près de 2,5.
Au Canada, le cannabis est légal mais la province de Colombie-Britannique a dépénalisé la possession pour usage personnel d’autres drogues de manière expérimentale jusqu’en 2026. Selon le gouvernement provincial, « cela réduira les obstacles et la stigmatisation qui empêchent les gens d’accéder aux soutiens et aux services qui sauvent des vies. La consommation de substances est une question de santé publique, pas une question de justice pénale. » Ce changement politique s’accompagne d’une formation des forces de police, d’un investissement accru dans les services de santé et de consultations avec les populations vulnérables.