La Commission des stupéfiants des Nations unies et « l’inertie du passé »
Cet article est extrait du site du Consortium international sur les politiques des drogues (IDPC), dont la Fédération Addiction est membre. Il s’agit d’un réseau mondial promouvant des politiques en matière de drogues qui font progresser la justice sociale et les droits humains.
Contre « l'inertie du passé »
La session 2023 de la Commission des stupéfiants des Nations unies (CND) s’est tenue avec une participation en personne nettement plus importante qu’au cours des deux dernières années, la plupart des restrictions COVID-19 ayant finalement été levées. La 66e session a été le théâtre d’un nouvel affrontement entre d’un côté les États membres et les fonctionnaires de l’ONU attachés au statu quo du régime mondial de contrôle des drogues — décrit par le président de la CND, l’ambassadeur colombien Ruiz Blanco, comme « l’inertie du passé » — et de l’autre un certain nombre de pays, d’experts en droits humains et de représentants de la société civile qui ont appelé à un changement transformateur.
Les difficultés majeures rencontrées dans la négociation d’un petit nombre de résolutions pourtant non controversées jettent par ailleurs un doute sur la capacité du processus de décision de la CND — jusque là fondé sur le consensus — à orienter l’élaboration des politiques mondiales en matière de drogues à l’avenir, en particulier alors que se prépare pour 2024 l’examen à mi-parcours de la déclaration ministérielle sur les drogues de 2019. Les résolutions récentes et plus substantielles sur les drogues adoptées par l’Assemblée générale des Nations unies à New York et le Conseil des droits de l’homme à Genève ne font que renforcer les doutes quant à l’impact de la CND à Vienne.
De plus en plus de voix interrogent le régime actuel
L’un des développements les plus remarquables de la 66e session de la Commission a été le nombre de voix qui ont osé interroger et remettre en question le régime de contrôle des drogues lui-même. Les remises en cause les plus claires ont été lancées par un petit nombre d’États membres — la Bolivie, la Colombie, la République tchèque et le Mexique — ainsi que par le Haut Commissaire des Nations unies aux droits de l’homme, Volker Türk, lors d’une première apparition historique à la CND. Bien que chacun d’entre eux se soit concentré sur un thème différent, ces acteurs ont appelé à la transformation d’éléments essentiels du régime international de contrôle des drogues, notamment la prohibition, le rôle secondaire des droits humains dans la politique en matière de drogues, la classification comme stupéfiants de substances utilisées par les peuples indigènes et la prise de décision par consensus elle-même.
Néanmoins, les partisans du statu quo ont été également forts et bien coordonnés. Tout au long des cinq jours de la session, au moins 14 pays ont pris la parole pour exprimer leur inquiétude sur la légalisation du cannabis et sur la violation des conventions des Nations unies sur les drogues qu’elle entraine. Ces délégations ont souvent utilisé le rapport annuel 2022 de l’Organe international de contrôle des stupéfiants (OICS) comme argument, en particulier son chapitre critique sur la régulation du cannabis. Toutefois, d’autres États ont reproché à l’OICS d’utiliser des données inexactes et de tirer des conclusions hâtives alors que les constats à tirer de la légalisation sont encore insuffisants ou ambiguës. Les pays qui ont décidé de réglementer légalement le cannabis ont défendu leurs politiques en invoquant des raisons pragmatiques, tout en évitant toute référence à un conflit avec les conventions.
Blocage des initiatives russes
Un an après l’invasion russe de l’Ukraine, un nouvel ensemble de pratiques se sont installées, et il est probable qu’elles fassent désormais partie du paysage « normal » de la CND pour l’avenir proche. Alors que la politique en matière de drogues a repris le devant de la scène à la CND, la coalition de pays opposés à l’invasion reste forte et très motivée dans leurs efforts pour bloquer les initiatives russes à la Commission, y compris les résolutions présentées par la Russie. Par conséquent, la capacité de la Fédération de Russie à peser sur les décisions de la CND a été considérablement réduite par rapport au passé, même si elle reste importante.
Au total, cinq projets de résolution ont été soumis à la CND cette année, soit le nombre le plus faible de l’histoire récente de la Commission. Le texte le plus important était sans doute la résolution 66/1, qui définit les modalités de l’examen à mi-parcours de la déclaration ministérielle 2019 en 2024. Bien que le projet initial ait été largement procédural, les négociations ont été ardues et un accord n’a été possible qu’après une réunion de haut niveau des ambassadeurs organisée à la hâte juste avant le début de la CND. Certaines délégations ont vivement contesté la formulation relative à la participation de la société civile à l’examen, bien que cette participation ait fait partie des processus en 2014 et 2019 et qu’elle soit conforme au règlement intérieur du Conseil économique et social (ECOSOC). Après des débats animés, la contribution de la société civile a été maintenue dans la résolution 66/1, tandis que le texte final engage les États à participer à l’examen à mi-parcours.
Les négociations complexes concernant la résolution sur les modalités ont été un bon aperçu des difficultés auxquelles les délégations ont été confrontées lors de l’adoption des autres textes. L’un des projets de résolution, une proposition sur l’utilisation des drones dans le contrôle des drogues présentée par le Kazakhstan et le Kirghizstan, n’a pas pu atteindre de consensus et a finalement été reporté. Le texte le plus progressiste, la résolution annuelle sur le développement alternatif incorporant désormais un langage positif sur l’environnement et les peuples indigènes, a été considérablement édulcoré.
Une société civile forte et coordonnée
Au cours de ces débats et négociations prolongés, la société civile a apporté une dose de réalité à la CND. Après deux années de restrictions de voyage liées au COVID-19, les organisations de la société civile sont revenues à la CND plus fortes et mieux coordonnées que jamais. Au total, 135 ONG se sont inscrites à la session, avec plus de 570 participants. Les déclarations des ONG en plénière, l’organisation d’événements parallèles et les dialogues informels ont permis de mettre l’accent sur les impacts réels de la politique en matière de drogues sur le terrain, un élément qui est malheureusement souvent absent de la plénière et du Comité plénier, permettant ainsi un espace pour des débats constructifs sur les implications des politiques en matière de drogues pour la santé, les droits humains et le développement des communautés dans le monde entier.
Le rapport de l'IDPC sur la session 2023 de la Commission des Nations unies sur les stupéfiants