Survisibilisation médiatique, invisibilisation politique : l’exemple du crack à Paris
La consommation de crack dans la rue n’est pas nouvelle à Paris. Comme rappelé dans l’étude réalisée par l’Observatoire français des drogues et des tendances addictives (OFDT) et l’INSERM, le crack fait son apparition en France dans les années 1980, d’abord aux Antilles puis en métropole. Dans l’Hexagone, la consommation de ce produit dans la rue est circonscrite principalement aux quartiers du nord-est de Paris. Petit à petit, les consommateurs de rue s’y regroupent, ce qui donne lieu à l’apparition de scènes ouvertes de consommation, avec l’installation dans les années 2010 de la « Colline du crack », puis, suite à des évacuations policières, aux jardins d’Éole et plus récemment au square de Forceval : les consomma- teurs y ont été amenés par les forces de l’ordre en septembre 2021 avant d’être évacués et dispersés par ces mêmes forces de l’ordre en novembre 2022. Par ailleurs il existe depuis longtemps des personnes consommant du crack ou d’autres drogues dans la rue, en dehors de ces scènes ouvertes.
Depuis novembre 2022, il n’y a plus de scène importante de consommation, mais bien entendu, les consommateurs de rue n’ont pas disparu pour autant. Ils se cachent juste davantage ou consomment seuls ou bien par petits groupes. Alors que les consommateurs de crack représentent une minorité parmi l’ensemble des consommateurs français, ils font l’objet d’un traitement médiatique important, ce qui n’est pas sans soulever plusieurs questions, notamment éthiques. Mais de quelle visibilité parle-t-on ? Cette survisibilité permet-elle un traitement politique, social et sanitaire à hauteur des besoins ?
Cet article est paru dans le numéro de la revue international francophone Addiction(s) : recherches et pratiques de décembre 2023 dont le thème est « Visibles, invisibles : les usages de drogues au croisement des regards ».
Pour les habitants du Nord-Est parisien, une visibilité circonscrite et influencée par un traitement médiatique démesuré
Tout d’abord, il est important de rappeler que les consommateurs de rue consomment dans cet espace parce qu’ils n’ont pas d’autre lieu pour le faire. La rue a pour une grande partie d’entre eux plusieurs fonctions : lieu de vie, lieu de sommeil, lieu de sociabilisation, lieu de ressources financières (mendicité, petits trafics), lieu de consommation.
Dans les grandes villes et tout particulièrement à Paris, les personnes sans-abri sont très présentes. On peut dire qu’il s’agit d’une visibilité liée à la fonction de la rue comme lieu de vie. Ces personnes consomment parfois mais ce n’est pas ce qui ressort en premier ; c’est davantage leur statut de personnes vivant dans la rue qui saute aux yeux des habitants. La fonction ressource est également très visible, avec des sollicitations de mendicité dans les transports ou dans les rues.
La rue est également un lieu de consommation pour les personnes qui n’ont pas d’autres lieux à disposition. En dehors des scènes ouvertes de consommation, qui sont circonscrites à des zones particulières, il faut cependant ouvrir l’œil pour repérer des consomma- teurs dans les rues. Les consommations se font plutôt de manière cachée, dans des halls d’immeubles, des renfoncements, des parkings, des immeubles abandonnés.
Pourtant, lorsque l’on s’intéresse au traitement mé- diatique de la consommation de crack, la première impression est qu’elle est partout, qu’elle perturbe la vie des habitants du quartier et qu’elle est un danger pour la société. Pour prendre un exemple non parisien, je me suis rendue récemment lors d’un déplacement professionnel dans une ville moyenne dans laquelle je n’ai vu aucune consommation de rue. À mon retour, mon assistante me demande mon avis sur mon hôtel car les commentaires sur internet ne faisaient état que de la dangerosité du quartier, avec un renvoi vers des articles témoignant d’une consommation de drogues en rue très importante au pied même de l’établissement, avec des descriptions alarmantes et catastrophistes. Celles et ceux qui étaient très visibles dans les médias avaient été invisibles pour moi.
Un traitement médiatique qui n'est pas le reflet de la réalité mais renforce la stigmatisation des consommateurs
L’exemple cité ci-dessus n’est pas anecdotique. Les consommateurs de crack à Paris sont également traités par une grande majorité de médias sous un angle toujours exa- géré et alarmiste : il est « très fréquent » d’entendre dans les commerces, dans les cafés que la situation dans tel ou tel quartier « n’est plus vivable », que « les habitants se font agresser » et que « la rue est peuplée de consommateurs de drogues agressifs et dangereux ». Très souvent, il s’agit d’un ami d’un ami d’un proche qui a été témoin de telle ou telle situation. Ces discussions, qui sont également des discussions de la rue, sont le reflet de ce traitement médiatique qui nous ferait croire que les rues sont peuplées de consommateurs qui n’auraient qu’une idée : s’en prendre aux personnes non-consommatrices. Cela est faux.
Il convient de replacer les choses dans leur contexte : tout d’abord, la consommation de drogues concerne toute la société (notamment si l’on inclut les drogues licites, avec par exemple 43 millions de Français par an usagers d’alcool, selon l’OFDT, en 20222). Ensuite, parmi les consommateurs de drogues, certains ont une addiction et d’autres non (la majorité). Et parmi ces consommateurs, une minorité le font dans la rue. Enfin, les personnes qui présentent une addiction sont en règle générale davantage focalisées sur l’idée de trouver du produit que désireuses d’agresser violemment d’autres personnes. Il ne s’agit évidemment pas d’ignorer les difficultés que connaissent les riverains des quartiers où les consommations sont importantes, mais de sortir des clichés, des exagérations et de l’hyper visibilité d’une situation vue uniquement sous l’angle des consommations.
Car le traitement médiatique actuel stigmatise une population consommatrice minoritaire et fait croire qu’elle résume à elle seule « les consommateurs de drogues », renvoyant sur elle les stigmates et l’opprobre moral lié à la question des drogues en France. Que veut-on mettre en avant dans les médias lorsque l’on visibilise une minorité ? Ce n’est pas une question de santé publique car les drogues les plus consommées et les plus meurtrières sont l’alcool et le tabac. Ce n’est bien évidemment pas une question de droits humains car ces personnes sont déshumanisées et affublées de noms insultants : « zombis », « tox », « crackeux ». En 2022, toujours selon l’OFDT, 600 000 personnes ont consommé de la cocaïne. Certains la consomment pure, d’autres basée (dite aussi « freebase »). Une minorité consomme la cocaïne dans la rue, basée mais sous forme de galettes achetées déjà préparées. Nous parlons du même produit, la cocaïne, mais le traitement médiatique n’est pas le même. Les personnes à la rue consomment du crack, les autres de la cocaïne. Le vocabulaire em- ployé, y compris par les usagers est révélateur de la stigmatisation des consommateurs de rue. La différence réside dans le statut social du consommateur, dans son lieu de consommation et son lieu de vie : la rue. La différence, c’est aussi son origine ethnique, avec une grande partie de personnes racisées qui ren- voie au traitement raciste de la question des drogues, en France comme ailleurs.
Un traitement politique reflet des retards français en matière de politique des drogues
Si l’hyper visibilité des consommateurs de rue par les médias et une partie de la population les stigmatise, elle contribue à nier les droits humains et à freiner leur accès aux soins. On pourrait penser qu’en accen- tuant un sentiment d’urgence, elle permette un traite- ment politique à hauteur des besoins. Or, c’est tout le contraire que nous voyons en France. Si l’on écoute la très grande majorité des médias, les consommateurs de crack dans la rue sont pléthore et représentent un danger pour la société. Si l’on écoute les professionnels qui les accompagnent, ils sont peut-être moins nom- breux mais connaissent une situation sociale et sani- taire catastrophique avec une augmentation des files actives dans les services. Si l’on écoute les consommateurs eux-mêmes — ce que l’on devrait faire en premier —, ils sont les laissés-pour-compte d’un système politique, social et sanitaire qui leur renvoie une image délétère d’eux-mêmes.
Mais que disent les responsables politiques ? Du point de vue des droits humains, sociaux et sanitaires, ex- cepté quelques voix isolées, ils ne disent rien ou très peu de choses : aucune stratégie, aucun plan global, seuls quelques dispositifs bienvenus mais insuffisants et surtout ne permettant pas de mettre en place un panel de solutions variées répondant à la globalité du problème. Du point de vue de la sécurité publique, ils disent beaucoup de choses mais il s’agit de répres- sion, toujours de la répression. Or, même si l’on met- tait de côté la question éthique que pose la répres- sion (ce que l’on ne fait pas), cette politique de guerre à la drogue ne fonctionne pas. L’ONU l’a récemment rappelé dans un récent rapport, les études internationales le constatent depuis plusieurs décennies ainsi que les collègues d’autres pays qui ont mis en place une politique plus respectueuse de la liberté individuelle et de la santé des personnes : la Suisse, le Portugal, le Canada.
Alors, que faire ? Rendons visible ce qui doit l’être : il n’est pas admissible qu’en France, en 2023, autant de personnes soient à la rue et n’aient pas de lieux pour dormir, pour vivre ni pour consommer. Regardons-les dans leur humanité et leur personnalité sans les affubler de vocables indiquant un statut qui en ferait des personnes différentes. Ne les réduisons pas à leur consommation. Écoutons-les, réfléchissons aux motivations à la consommation. Ne confondons pas consommations et addictions. Et surtout, travaillons avec elles sur les solutions permettant de réduire le vrai problème en France et à Paris : la situation du sans-abrisme et le nombre croissant de personnes en grande .