La face cachée des jeux de hasard et d’argent : quand les discours dominants invisibilisent les enjeux

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Article rédigé par Annie-Claude Savard, Sylvia Kayrouz et Lucia Romo 23 janvier 2024

Selon le rapport de la Commission de la revue The Lancet sur les jeux de hasard et d’argent (JHA), les méfaits associés aux JHA constituent un enjeu important de santé publique. Or, une approche de réduction des méfaits nécessite une compréhension intégrée des déterminants, à savoir, les caractéristiques des joueurs aussi bien que les facteurs liés à la nature des jeux et ceux propres à l’environnement de l’offre de jeu. À la clé, trois objectifs : comprendre le phénomène dans son ensemble, identifier les points de bascule qui s’opèrent dans les habitudes de jeu, enfin orienter les initiatives de prévention, d’intervention et les politiques publiques.

Néanmoins, un examen de la littérature scientifique révèle la prééminence des disciplines de « sciences psy » dans la compréhension des JHA. Cela soulève une question épistémologique, à savoir la domination d’une approche individuelle dans les espaces public et scientifique. Cette approche concentre l’attention sur le joueur « problématique » comme point focal dans l’explication du phénomène et pour le déploiement des interventions.

Cette domination de l’approche individuelle se maintient grâce à trois discours qui constituent la face visible du jeu : le discours commercial, de jeu responsable et de pathologisation. Ces discours maintiennent dans l’ombre la face cachée du jeu — l’absence d’encadrement de l’offre et la souffrance des joueurs —, freinant ainsi la création d’un environnement de jeu moins nocif dans une perspective de santé des populations.

Cet article est paru dans le numéro de la revue international francophone Addiction(s) : recherches et pratiques de décembre 2023 dont le thème est « Visibles, invisibles : les usages de drogues au croisement des regards ».

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La face visible du jeu

Le discours commercial du jeu en véhicule une image positive axée sur le bonheur, la richesse et le rêve. Il encourage les comportements de jeu en faisant fi des risques. La publicité sur les JHA estassociée à une augmentation des intentions et des comportements de jeu, particulièrement auprès des personnes qui vivent des difficultés et des jeunes. Au Québec, une majorité de Québécois déclarent avoir été exposés à de la publicité au cours de la première année de la pandémie, dont près de la moitié rapporte que celle-ci était plus fréquente qu’avant la pandémie. 20 % considèrent que leurs habitudes de jeu en ligne en ont été influencées.

Le discours sur le jeu responsable repose sur la primauté du choix individuel de jouer et l’emphase à outrance sur la responsabilité individuelle. C’est sur cette base que des opérateurs diffusent des informations sur les jeux et ajoutent des messages de « jeu responsable », y compris dans leurs contenus publicitaires. Considéré comme « informé », le joueur doit assumer sa responsabilité et jouer de manière « responsable » afin de prévenir les méfaits individuels et sociaux du jeu, sans tenir compte des caractéristiques des produits conçus pour l’« accrocher ». Cette approche rend visible et luisante la face du joueur « responsable », rationnel et calculant, antonyme du joueur « problématique ».

Le discours de pathologisation domine quant à lui l’espace scientifique. Depuis les travaux d’Edmund Bergler, la prédominance de disciplines essentiellement orientées sur l’individu dans les études sur les JHA a contribué à renforcer une approche individualisante pour traiter des méfaits et à maintenir dans l’ombre des enjeux de nature politique et éco nomique importants.

Pendant que notre regard est ainsi orienté par ces discours qui laissent dans l’ombre plusieurs acteurs concernés en matière de méfaits liés aux JHA, nommément l’industrie, les gouvernements et les décideurs, des enjeux importants demeurent invisibles : le besoin d’encadrement de l’offre de jeu et la souffrance des joueurs.

La face cachée du jeu

Dans la plupart des juridictions à travers le monde, et particulièrement celles qui ne bénéficient pas de système de régulation, les opérateurs sont entièrement libres de déployer tout l’arsenal commercial souhaité. Leur but est de gagner des parts de marché, et ce, sans égard pour le bien-être des joueurs à qui est transférée de manière indue la responsabilité de se protéger des méfaits liés au jeu. Qui plus est, les études démontrent que ces initiatives commerciales interpelleront davantage les joueurs qui vivent des problèmes, ces derniers contribuant déjà de manière disproportionnée aux profits de l’industrie du jeu.

Par ailleurs, les JHA sont encore considérés par une grande partie de la société comme un « vice » qui relève du manque de volonté des joueurs. Ils sont porteurs de stigmates — impulsifs, irresponsables et irrationnels — dont le poids vient s’ajouter à la souffrance importante que vivent déjà dans l’ombre les joueurs qui connaissent des difficultés : solitude et isolement, symptômes dépressifs, idéations suicidaires, difficultés familiales, financières, relationnelles. Tout cela devient un obstacle à l’amorce d’une trajectoire d’aide. Ainsi, l’individualisation de la responsabilité à travers les discours de jeu responsable et de pathologie, ainsi que les stigmates associés au joueur, contribuent à invisibiliser et aggraver la souffrance des joueurs qui vivent des problèmes.

Conclusion

La recherche interdisciplinaire est encore embryon- naire dans le champ des JHA, de même que les données probantes en soutien aux actions concer- nant les environnements de jeu et les pratiques de l’industrie, notamment sur l’encadrement de l’offre et les politiques publiques qui les soutiennent. Au plan politique, les constats évoqués soulignent le besoin de régulation à l’échelle mondiale pour assurer un encadrement adéquat de l’offre et des pratiques de commercialisation des JHA priorisant la protection des joueurs.

Dans un tel contexte, le domaine des JHA nécessite une réorganisation épistémologique sur le plan dis- cursif pour permettre la rencontre du visible et de l’invisible dans un modèle intégré de santé publique critique. L’individu et les structures s’y mettraient en conversation dans le but de réduire les méfaits associés aux habitudes et aux environnements de jeu et ainsi d’agir dans une optique de promotion de la santé globale.