Psychothérapies assistées de substances psychédéliques : de prudentes applications cliniques
Cet article est paru dans le numéro de la revue international francophone Addiction(s) : recherches et pratiques de décembre 2022 dont le thème est « Pour une approche écologique de la santé mentale en addictologie ».
C’est comme la langue d’Esope : « La meilleure et la pire des choses. » D’un côté, les effets nocifs de drogues addictives, de l’autre les effets bénéfiques de substances aidant à traiter certains problèmes. Ainsi, les addictions aux opiacés ont fait des ravages aux États-Unis, mais ces antalgiques dérivés de l’opium sont aussi des médicaments indispensables. « L’illusion totale est d’essayer de se protéger de ces fléaux en distinguant les bons des mauvais produits, souligne Jean-Michel Delile. Ce sont souvent les mêmes. » Le président de la Fédération Addiction cite « le débat lancé en France autour du cannabis médical comme l’irruption, qui semble nouvelle, de perspectives thérapeutiques avec des produits jusque-là considérés comme des drogues ».
En Suisse, « psychothérapie augmentée par substances »
Ici et là, de plus en plus de médecins, de patients n’ayant pas répondu aux traitements traditionnels et de chercheurs s’intéressent à l’utilisation des substances psychédéliques pour traiter notamment des troubles de santé mentale. Ainsi, en Suisse, le Dr. Ansgar Rougemont-Bücking pratique, au cas par cas, des thérapies avec MDMA (ecstasy), psilocybine et LSD. Le psychiatre part d’un constat : « Les personnes souffrant d’addiction présentent aussi des troubles post-traumatiques graves. » Ansgar Rougemont-Bücking a longtemps appliqué la méthode EMDR (eye movement reprocessing and desensitization) ou « désensibilisation et retraitement par les mouvements oculaires » pour le traitement des états de stress post-traumatique.
Depuis quatre ans, pour traiter des problèmes psy-chiatriques tels que dépression, troubles anxieux, addictifs et surtout post-traumatiques, le médecin assure chez certains de ses patients une « psychothérapie augmentée par substances » : de deux à quatre séances par an, des entretiens réguliers avec la personne suivie et un usage progressif des substances : la kétamine d’abord, puis la MDMA, enfin le LSD ou la psilocybine, après autorisation spéciale de l’Office fédéral de la santé publique (OFSP). « Les substances psychédéliques induisent un état de conscience modifié, profond et semblent faciliter l’accès à l’empreinte traumatique profondément ancrée dans la psyché et le corps. On peut travailler en mettant notamment en évidence des blocages, des peurs intenses, ce qui peut permettre de les surmonter. » Deux mécanismes se produisent : « La levée de l’évitement phobique de la mémoire traumatique et la recontextualisation du traumatisme. »
Car, pour Ansgar Rougemont-Bücking, « notre paradigme matérialiste cartésien, à savoir vouloir tout comprendre et tout contrôler, nous conduit droit dans le mur. Et les psychédéliques amènent une compréhension phénoménologique de ce qu’est la souffrance psychique ». Reste que, nuance le psychiatre, « ce n‘est pas une thérapie miraculeuse. La prise en charge ne peut se faire que sur le long terme ».
Au stade expérimental au Québec
À Montréal (Québec), l’utilisation de substances psychoactives à des fins thérapeutiques est le domaine de recherche et de travail clinique du docteur Nicolas Garel. Ainsi, il étudie les effets de la thérapie assistée par kétamine sur l’addiction à l’alcool ou la dépression, « pour des personnes ne répondant pas à des psychothérapies conventionnelles », précise le psychiatre de l’université McGill. Nicolas Garel se dit « confiant : l’intérêt pour l’usage de ces substances à des fins médicales va croissant et ce champ de la psychiatrie est en pleine expansion ».
Ainsi, jusque-là réservé dans le cadre de protocoles de recherche et à des essais cliniques, après exemption accordée par Santé Canada, le traitement à la psilocybine vient d’entrer dans une nouvelle phase. Le premier a été mis en place début 2022, administré dans le cadre du programme d’accès spécial (PAS) aux drogues hallucinogènes. Le PAS autorise les médecins, pour aider leurs patients, à recourir à ces substances, telles que la psilocybine de synthèse (dite « champignons magiques ») et la MDMA, si elles sont fournies par des producteurs autorisés par Santé Canada. Mais cela reste au cas par cas. Et Nicolas Garel le reconnaît : « Nous en sommes au stade expérimental, il y a encore peu d’études réalisées, des éclaircissements restent à effectuer pour caractériser le potentiel de ces substances. »
Des recherches balbutiantes en France
En France, où le gouvernement refuse toujours de trancher au sujet de l’usage du cannabis thérapeutique dont les expérimentations viennent d’être prolongées, les recherches restent balbutiantes. Le résultat d’une « frilosité comme d’une prudence excessives », selon Jean-Michel Delile, de la part des organismes de recherche comme des autorités de régulation. Or, la recherche, « dans de bonnes conditions de sécurité bien sûr, doit pouvoir avancer rapidement, c’est essentiel ». Ces pistes extrêmement prometteuses « nécessitent d’être évaluées dans le cadre de protocoles rigoureux. Il apparaît en effet que l’attente impatiente de nombreux patients, conjuguée avec l’enthousiasme parfois un peu militant de certains professionnels, sans négliger non plus les enjeux économiques sous-jacents, pourraient conduire au développement de pratiques empiriques incontrôlées sur le terrain ». Or, rappelle aussi Jean-Michel Delile, « il ne faut pas oublier que c’est ce type d’expériences souvent aventureuses de la médecine psychédélique dans le contexte de la contre-culture des années 1960 qui furent à l’origine de nombreux accidents avec le LSD, qui amenèrent à l’interdiction des produits hallucinogènes et en bloquèrent l’utilisation jusqu’à ces dernières années ». Et de conclure : « Place donc à la recherche et à l’innovation pour permettre de mieux définir l’intérêt et l’efficacité de ces nouvelles approches dans un cadre assurant la sécurité des patients. »