« Quand on accompagne quelqu’un sur l’alcool, on fixe les objectifs ensemble, professionnel et usager »
À CaPASSCité, la majorité des personnes que vous recevez consultent pour un trouble lié à l’alcool : comment vous sont-ils adressés ?
Géraldine Talbot : Oui : 80 % des personnes qui consultent dans nos CSAPA viennent pour une consommation d’alcool problématique. Mais ce n’est pas tout : très souvent cette consommation est associée au tabac, parfois au cannabis ou à la cocaïne dans un contexte festif. Mais vraiment le produit qui les motive à consulter, c’est l’alcool.
Dans notre file active, nous avons 30 % de personnes qui viennent suite à une obligation de soins ordonnée par la justice. Il peut s’agir de problématiques d’ivresses sur la voie publique, de violences intra-familiales, de bagarres à la sortie d’un bar et évidement de contrôles routiers avec alcoolémie positive.
Puis, 60% personnes consultent d’elles-mêmes. Reste qu’environ la moitié sont poussées à le faire par leur entourage, notamment une compagne ou un parent inquiet – beaucoup vivent encore chez leurs parents, même à la cinquantaine.
Et enfin, les 10% restant nous sont plutôt adressés par le corps médical: l’hôpital, le médecin traitant…
Quels sont les profils de ces usagers ? Y-a-t-il eu des évolutions démographiques ? Et dans les pathologies et les addictions associées ?
Il y a 10 ans, le profil type d’un usager de nos structures était un homme avec un cumul de difficultés sociales, économiques, personnelles… par exemple avec des parcours migratoires qui parfois avaient entrainé des déclassements. Il s’agissait de personnes qui étaient autour de la cinquantaine, avec des consommations très importantes d’alcool.
Maintenant, on accueille des personnes qui arrivent un petit peu plus tôt dans le circuit de prise en charge : plus jeunes — la quarantaine — qui ont un contexte avec des enfants qui grandissent, parfois un couple qui bat de l’aile, mais moins de difficultés sociales. On a par contre plus de co-morbidités psychiatriques, qui sont plus ou moins prégnantes : burn-out, trouble anxieux, trouble bipolaire, syndrome dépressif et trouble psychotique.
En présentiel, ce sont majoritairement des hommes. Mais l’application Oz propose un parcours thérapeutique avec suivis en visio pour six mois renouvelable une fois : par ce biais, ce sont majoritairement des femmes qui consultent. On sent que pousser la porte d’une structure pour une femme peut être plus compliqué et il y aussi le cumul des tâches domestiques qui fait qu’elles ont peu de temps pour se rendre dans une structure. La visio permet de s’intégrer dans leur emploi du temps chargé.
En termes de profil, les femmes qui consultent sont souvent plus jeunes (la trentaine) et il y a parfois la question de la maternité qui est prévue ou qui vient d’arriver, qui peut mettre en difficultés. Il peut y avoir des cumuls de produits mais moins de substances illicites, plus de médicaments. Certaines prennent des benzodiazépines, ou éventuellement des antalgiques de manière assez importante.
Chez les femmes, on remarque beaucoup de troubles du sommeil associés, et des niveaux de consommation d’alcool qui sont souvent un peu moins élevés, mais finalement avec des répercussions en termes de santé et de « regard social » plus importantes. Un homme un peu alcoolisé le soir dans la rue c’est « un bon vivant » mais une femme n’aura pas la même image. D’ailleurs, les risques associés à la consommation d’alcool en soirée ne sont pas les mêmes pour les hommes et les femmes : il y a des femmes qui, secondairement, se rendre compte qu’elles ont consenti à des rapports sexuels pour lesquelles elles n’étaient pas si d’accord que ça, qu’elles se sont mises en danger…
Quels types d’accompagnements sont mis en place dans les CSAPA ?
En CSAPA, on ne met pas de limite de durée mais dans 70 % des cas le suivi dure en médiane un an. Il y a 5 à 10 % des personnes qu’on suit sur une longue durée.
Dans nos locaux comme en visio, on travaille beaucoup sur de la thérapie centrée objectifs. Selon les profils, l’entretien d’accueil est fait soit par le travailleur social soit par la psychologue et parfois par les médecins, notamment quand ce sont des confrères qui orientent avec des demandes assez précises. Ensuite, les prises en charges se font en fonction de la personne : tout le monde ne va pas forcément rencontrer médecins, psychologues et travailleur social.
Ce qui est important c’est qu’on travaille en équipe, en pluridisciplinarité, avec des points d’étape. Habituellement, on va voir la personne tous les 15 jours environ, avec une alternance de professionnels : psychologue et travailleur social, par exemple. C’est plus variable quand on est dans des processus de sevrage, le patient peut être vu quasiment quotidiennement la première semaine, ensuite toutes les semaines et, après, par étape.
En général on fait des entretiens de bilan avec les patients à six mois et à un an, pour échanger sur les changements constatés, les objectifs atteints ou non, leur évolution. Avant, on faisait en sorte que tous les professionnels qui suivent le patient soient présents lors de ces bilans mais maintenant avec notre file active qui augmente sans les moyens qui suivent, c’est compliqué d’articuler les agendas. On fait donc une réunion d’équipe préalable, et l’un de nous restitue au patient.
Tu parles d’objectifs du patient : qui fixe les objectifs ? Comment est-ce qu’on travaille avec un patient sur ça ?
Les objectifs se fixent conjointement avec le patient. Souvent lors du premier entretien, les personnes vont dire avoir pour objectif d’arrêter totalement l’alcool. Mais elles prennent conscience qu’arrêter d’un coup, ce ne serait pas tenable pour elles. Donc on travaille avec elles à formuler des objectifs concrets, atteignables. On formule un objectif global à un an, c’est-à-dire un projet thérapeutique du patient, puis on réfléchit à ce que serait la première étape puis les suivantes. Ça peut être très simple comme diminuer la consommation d’un verre d’ici la prochaine séance.
Et on fait un bilan au bout d’un an, on évalue. Est-ce que l’objectif d’arrêt, de diminution ou de reprise de contrôle de la consommation est atteint ? Si oui, on peut arrêter le suivi tout en indiquant au patient qu’il peut revenir si les choses se déséquilibrent ou s’il formule un autre objectif, comme l’abstinence par exemple.
À l’issue de ce travail, est-ce que les personnes sont réorientées vers d’autres structures ? Ou vers le médecin traitant ?
Oui, il arrive par exemple qu’un patient nous dise que l’alcool n’est plus un problème mais que le travail a révélé des soucis dans son couple. Dans ce cas, on peut orienter vers une association de notre territoire, Solienka, pour initier une thérapie de couple. On travaille aussi avec la maison départementale des personnes handicapées pour nos patients qui auraient besoin d’un logement autonome tout en étant accompagnés par un SAVS.
Pour le lien avec les médecins traitants… on essaie. Il y a un certain nombre de nos patients qui n’ont pas ou plus de médecins traitants. Pour d’autres, évoquer une problématique de consommation d’alcool avec leur médecin traitant est difficile, car c’est aussi le médecin de la famille, des parents… Il existe aussi des médecins généralistes qui ne sont pas à l’aise avec les problématiques psychiatriques et addictologiques. Mais dans bon nombre de cas, bien sûr, il y a des médecins avec qui ça se passe très bien, et que l’on met dans la boucle le plus tôt possible.
Justement, aurais-tu des recommandations pour une meilleure prise en compte des troubles de la consommation d’alcool par la médecine générale, qui est en première ligne ?
Ce que les patients me disent c’est que les médecins de ville pourraient avoir de la documentation en salle d’attente, le numéro d’un CSAPA, un questionnaire à remplir en patientant. Cela peut permettre de prendre conscience d’une consommation d’alcool un peu élevée, et d’aborder le sujet avec le médecin.
Aussi, on remarque que plus la question des consommations est posée tôt dans la prise en charge d’un patient, mieux elle est vécue. C’est plus facile de poser la question lorsqu’on voit le patient pour la première fois, que quand cela fait 10 ans que l’on est son médecin. C’est une question que l’on peut poser de la même manière que l’on interroge un nouveau patient sur ses vaccinations ou son alimentation.
Je pense aussi qu’il faudrait rassurer les médecins généralistes sur le lien qu’ils peuvent avoir avec les structures spécialisées. Il faut leur dire que ce n’est parce qu’ils prennent la main que derrière ils ne pourront pas repasser un coup de fil au CSAPA, demander un avis. Je crois que la grande crainte des médecins traitants, s’ils prennent un patient avec un trouble de la consommation d’alcool, c’est d’être seul ensuite en cas de difficulté. Parfois, les médecins font une confusion entre psychiatrie et addictologie, entre centre médico-psychologique (CMP) pour lesquels il y a beaucoup d’attente, et CSAPA. Mais j’ai tout de même l’impression que la nouvelle génération de médecins est plus sensibilisée sur les questions d’alcool.
L’alcool présente-t-il des spécificités par rapport aux autres produits ?
La spécificité de l’alcool, c’est que c’est une drogue licite. C’est disponible partout, à tout moment de sa journée. Il y a un manque de repères pour déterminer à quel moment on consomme beaucoup, trop, comment se fixer une limite. Les usagers qui consultent sont en demande de ces repères.
Il y a parfois des prises de conscience, au moment de la nouvelle année notamment. La bonne nouvelle, c’est que l’on constate globalement une baisse de consommation, une meilleure information et compréhension des repères chez les publics le plus jeunes, grâce notamment aux campagnes de Santé publique France et au Dry January.